Retour significatif en vue- mais après un « purgatoire »?
Qu’en est-il des placements privés (« Private Equity ») en 2010, après le plus dur contrecoup des marchés depuis les années 1930? C’est ce qu’ont analyse le groupe d’experts réunis à cette fin dans une récente conférence pancanadienne, tenue Live à Toronto et rediffusée en vidéoconférence, grâce aux bons soins de McCarthy Tétrault.
Dans un premier panel consacré aux caisses de retraite et leurs préoccupations par rapport aux placements privés, des représentants de AIMco, OMERS, Teachers’ et l’Office d’investissement du RPC ont débattu de leurs vues respectives sur la question. Alors que pour Jennifer Morais de l’OIRPC, il n’y a pas de répartition fixe aux placements privés, leur importance est sans conteste comme en témoigne la création d’un groupe spécialisé dans ces placements, agissant comme investisseur principal et comme co-investisseur. À la recherche d’alpha, les placements se retrouvent dans 48 ou 49 fonds (pas de capital de risque, mais des « buyouts »), le but étant environ 60 relations de travail. Environ 3% des actifs sont dans cette catégories, dont environ 3,5 MM% en co-investissements.
Teachers’, représenté par Tanya Carmichael, consacre environ 10 milliards $ de ses 90 MM$ sous gestion aux placements privés soit directement ou en co-investissements, avec toutefois l’accent mis sur le placement direct, sur la base de limites de risque globales. Avec 50 membres de l’équipe de placements privés, dont 10 aux placements directs, on peut se convaincre de ces dires
OMERS, avec 10% de ses actifs en placements privés (soit 5 MM$), procède également par placements directs et co-investissements (dont de la dette mezzanine et des comptes gérés). 65% des actifs sont en fonds mais migreront jusqu’à une cible de 80% en placements directs. Enfin, Ed Rieckelman de AIMco parle de 2 MM$ dans 35 fonds et 2 MM$ investis directement, sur des actifs totaux de 70 MM$. L’approche est opportuniste, 80% des actifs étant en fonds avec une cible de 60% en placements directs.
Une année difficile
L’année 2009 fut une année difficile bien sûr, avec un écart entre les attentes des acheteurs et des vendeurs. Il existe toutefois toujours des occasions : selon Mme Morais, c’est que la période 2004-2006 a été « trop bonne » et a créé des attentes irréalistes à long terme. L’année 2009 a été l’occasion de ramener ces attentes à la normale, en quelque sorte
Autre point à noter, les panélistes ont affirmé leur engagement à participer activement au placement privé canadien, dans la mesure où les transactions sont de qualité. Plusieurs participants ont d’ailleurs des engagements importants en ce sens (par le truchement de fonds de fonds entre autres).
Mais du point de vue de certains des plus importants investisseurs en placements privés au Canada, où s’en va ce secteur? D’une part, ces joueurs insistent sur une compatibilité entre le commandité et les commanditaires : ce ne sont pas toutes les transactions qui sont appropriées pour un investisseur donné. Après tout, il s’agit d’une relation de travail de 20 ans, ce qui est sans doute plus exigeant et plus long que la plupart des mariages! Une bonne préparation et un examen encore plus minutieux des paramètres de chaque transaction s’imposent donc.
Autre thème majeur, l’arrivée des fonds souverains (SWF ou Sovereign Wealth Funds) change la donne. Tout à coup, un OMERS n’est plus un joueur aussi conséquent. Par conséquent, le fait de traiter tous les commanditaires de façon équitable et transparente prend de l’importance. Il importe d’autre part de ne pas faire pencher la balance outre mesure en faveur des SWF; selon Rieckelman, des fonds de 15MM$ et plus ne sont possibles que par la présence de tels acteurs. Par contre, de tels fonds peuvent-ils déployer leur énorme capital de façon à produire des rendements exceptionnels? Ce n’est pas clair, en particulier à la lumière d’une étude récente de McKinsey indiquant que 50 % des fonds n’arriveront pas à recueillir de nouveaux actifs, les fonds plus petits prenant les devants en la matière. La clé, ce sera de pouvoir montrer une persistance des bons rendements et une discipline sans faille.
Au tour des commandités, les GP, maintenant. William Dawson de Wellspring, Cyrus Madon de Brookfield et Bennett Rosenthal de Ares ont débattu du rôle de l’investissement en sociétés en détresse. Pour eux, ce segment est dans un creux cyclique, avec des multiples faibles qui permettent des placements très intéressants en ce moment. À noter, un tiers des sociétés ont des problèmes de liquidités en ce moment, de qui peut en faire des cibles de prise de contrôle. M. Dawson remarque que l’on s’attendait à ce que plus de sociétés que constaté se placent sous la protection du Chapter 11. Pour lui, ceci indique que plusieurs sociétés demeurent en difficulté et on devrait constater une continuation des situations de détresse (et des occasions de placement qui y correspondent).
Pour M. Rosenthal, une des raisons principales justifiant le placement « distressed », c’est la capacité de remettre du levier sur les entreprises achetées. En d’autres mots, les rendements proviennent alors du levier autant que de la restructuration. Par contre, le panel reconnaît que tant le levier que la restructuration des firmes sont des sources de rendements. Il y a toutefois désaccord sur le remplacement des équipes de direction : M. Dawson préconise un remplacement assez systématique des directions de sociétés achetées alors que M. Rosenthal ne procède ainsi que rarement, préférant maintenir les équipes en place pour assurer des redressements cohérents.
Les nouvelles normes comptables
Un troisième panel portait sur les normes comptables et les évaluations à la lumière des IFRS et des problèmes chroniques d’évaluation des placements privés. Le panel, composé de Marc Keirsted (OIRPC), Derek Hatoum (PwC) et Kimberly Davis (Torquest Partners), convient d’emblée de la difficulté d’évaluer de tels placements. La question porte bien sûr sur la norme de juste valeur marchande. Pour M. Keirsted, il importe de surveiller de plus près les niveaux de volatilité dans ces évaluations; Mme Davis constate que dans la crise, les entreprises considérées comme étant à faible risque ont tout de même été mises à mal. On transite en ce moment vers des stratégies de croissance à des stratégies de contrôle des coûts; par conséquent, comme la faible liquidité indique un faible nombre de transactions comparables, il devient encore plus important de développer à l’interne des politiques d’évaluation rigoureuses, fondées sur des hypothèses raisonnables
Pour M. Keirsted, on ne peut prendre les VAN présentées par les GP comme données, mais il faut plutôt les remettre en question sous plusieurs aspects : divulgation des hypothèses, des modèles, des énoncés trimestriels, etc.
En bout de ligne, les GP se concentrent maintenant sur des stratégies « transformatives » plutôt que sur les stratégies de levier et partant, sur le long terme. Cela rend d’autant plus difficile la prévision de l’impact des marchés et du risque. Par exemple, quel est le bon taux d’escompte à appliquer? Ainsi, la juste valeur marchande ne peut être qu’un point de départ, les autres aspects de la relation de placement (qualité des équipes, stratégies de sortie, etc.) prenant dès lors une importance nouvelle.
Une présence remarquée
Le clou de la conférence a été l’apparition au podium de David Rubenstein, fondateur du légendaire Carlyle Group, fort de 85 milliards $US et de 28 bureaux à travers le monde, sa feuille de route remontant à 1987. M. Rubenstein a commencé par indiqué que les gestionnaires de placements privés avait une réputation inférieure aux propriétaires de casinos de Las Vegas : il y sans doute moyen de faire mieux dans le rayon des relations publiques! En fait, l’industrie des placements privés, selon lui, a été trop discrète, secrète même, et donc a subi au fil du temps l’effet des soupçons et des questions non résolues de la part d’un nombre croissants d’investisseurs, de législateurs et de politiciens. Avec près de mille milliards $US au niveau mondial en 2007 (le gros de la croissance ayant eu lieu de 2000 à 2007), jusqu’à 18MM $US en distributions par trimestre, plus de 50 transactions supérieures à 1 MM $US et des rendements nettement supérieurs à ceux du S&P 500 (fonds de premier quartile), le secteur prête manifestement à conséquence.
Pour M. Rubenstein, nous n’avons pas connu de dépression en 2007, mais bien une très grave récession (baisse de 58 % du marché boursier de sommet à creux, croissance du chômage de 4,5 % à 9,7 %). Pour les placements privés, les actifs recueillis aux États-Unis ont diminué de plus de 80 % entre le premier trimestre 2007 et le premier trimestre 2009, la situation canadienne étant sensiblement la même.
Par contre, aucune firme d’importance n’a connu la faillite et la plupart des investisseurs n’ont pas déclaré forfait. Dans les 20 transactions les plus importantes, aucune d’entre elles n’a failli; au Canada, seule une transaction a connu ce sort. Qui plus est, les placements privés n’ont pas été mis en cause dans la récession et n’ont pas eu à être rescapés.
La situation du moment est, elle, bien meilleure. On revoit des PAPE, des sorties et des prêts à levier; 51 % des investisseurs sont maintenant prêts à s’engager à investir (« commitments »). On constate également que 30 % à 50 % des « buyouts » se font en actions, la proportion de dette ayant diminué sensiblement.
Pour M. Rubenstein, le placement privé est dans une nouvelle phase de sa continuelle transformation. Au début des années 1990, on a cessé de faire des transactions hostiles; en 2000-2001, les transactions se sont mondialisées et on a prêté plus d’attention aux ayant-droits (autres que les actionnaires ou les détenteurs de titres de dette); maintenant, tant les transactions que les fonds seront de taille réduite. M. Rubenstein entrevoit des transactions d’un maximum de 3 MM $US pour un certain temps, avec un pourcentage accru d’actionnariat et sans clauses de type options (par ex. PIK ou Pay In Kind). Les périodes de placement seront de 4 à 6 ans; les GP accroîtront leur personnel expert en opérations, étant donné leur actionnariat plus important et donc, le mouvement vers les opérations des sociétés cibles plutôt que le levier. Le rôle des SWF ne peut que croître. Les rendements vont décroître, mais la différence entre les rendements privés de premier quartile et les rendements des marchés publics (par ex. S&P 500) demeureront attirants.
Autres prédictions : on constatera une séparation plus nette des tailles de GP entre firmes très importantes et firmes plus spécialisées et plus modestes. On verra beaucoup plus de co-investissements comme mécanisme de partage de risque. Le rôle des autorités s’accroîtra, particulièrement en Europe.
Les défis de l’industrie
Quels sont les défis de l’industrie, alors? Gérer et participer aux initiatives réglementaires en voie de se développer (beaucoup de lobbying en vue en Europe) et redresser l’image de l’industrie, par le truchement d’associations professionnelles entre autres, des initiatives d’ordre philanthropique, et ainsi de suite.
D’autre part, où se trouvent les occasions qui se présentent au secteur des placements privés, après la récession? Sans aucun doute pour M. Rubenstein, les marchés émergents dont le BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). La Chine croîtra de 8 à 10 % par an sur la prochaine décennie : c’est pourquoi Carlyle discute avec le gouvernement municipal de la ville de Pékin en vue de lancer un fonds Renminbi et de développer dans la capitale chinoise une équipe de pointe.
De façon plus générale, on peut cibler les secteurs de la construction, du domaine bancaire et des soins de santé, qui dans certains pays atteindront sous peu 20 % du PIB! Cela créera sans nul doute des occasions importantes. C’est la même chose au Canada, surtout que les société de placement privé n’y ont pas encore œuvré comme elles auraient sans doute dû le faire. Les occasions peuvent donc y être de qualité.
Dans le marché intermédiaire de l’ordre de 300 M $ à 500 M $, les occasions de « buyout » semblent intéressantes. Les services paragouvernementaux, les restructurations, l’énergie dont l’énergie verte, et à plus long terme l’immobilier, représentent tous des secteurs à privilégier pour M. Rubenstein.
En conclusion, ce dernier prédit que la plupart des sociétés de placements privés de tailles moyenne et grande deviendront ouvertes, avec une tendance aux sociétés plus importantes à faire l’acquisition des plus petites. Il constate également que les GP ont maintenant plus de temps pour faire des enquêtes diligentes de qualité et donc, de faire des transactions améliorées (par exemple, des divisions de grandes sociétés qui sont revendues et optimisées). Il termine sur une note douce-amère, constatant l’endettement massif des États-Unis, ses charges sociales gigantesques et son chômage effectif élevé. Dans ce contexte, le placement privé peut représenter une piste de solution plutôt que le problème, en quelque sorte l’essence des forces vives des marchés.
Que retenir de cette conférence?
Trois éléments : 1- les placements privés constituent une composante importante des portefeuilles institutionnels majeurs; 2- la récession a eu un impact certain sur ce secteur, qui maintenant rebondit et identifie des occasions intéressantes; 3- le Canada recèle des occasions de placement privé importantes, qui n’on pas encore été entièrement identifiées ni suivies par les joueurs les plus importants du secteur.
Pierre Saint-Laurent, CFA, CAIA, FRM, est attaché d’enseignement en Finance à HEC Montréal.