PIERRE SAINT-LAURENT(PSL): Nous ne sommes manifestement
pas dans une période tranquille. Éclairez notre lanterne.

MAXIME-JEAN GÉRIN(MJG): Effectivement, nous sommes
en pleine période de transition des craintes de déflation à
la reprise des attentes inflationnistes : c’est le thème majeur
qui sous-tend l’évolution des marchés des capitaux, que
ce soit les actions, les obligations ou les devises.

Les économies du monde entier ont été ébranlées
en 2001 et 2002 avec d’abord le ralentissement économique américain,
l’éclatement de la bulle de la technologie, l’attentat terroriste
du 11 septembre 2001, les scandales financiers et la guerre en Irak. Une série
d’événements qui ont fait croire aux économistes
que l’économie américaine, et mondiale même, aurait
énormément de difficulté à se relever, et ainsi
que le risque de déflation devenait très menaçant. Les
investisseurs ont donc perdu goût aux placements en actions, et se sont
réfugiés soit en titres à revenu fixe, soit en immobilier
ou dans la consommation.

PSL: Avec tant d’incertitude, alors, comment peut-on
avoir confiance que la situation se retournera?

MJG: Il fallait cependant noter dès 2001 avec quelle
détermination les autorités fiscales(baisses d’impôt,
dépenses militaires)et monétaires(taux d’intérêts
fortement à la baisse, même sous la barre de l’inflation)
américaines s’affairaient à relancer leur économie.

Les économistes et les investisseurs qui ont été si échaudés
durant cette période, réalisent progressivement le
succès de la relance économique, et reconnaissent que l’économie
mondiale reprend. L’économie reprend même
vivement, avec des bénéfices d’entreprises beaucoup plus
forts qu’anticipé malgré les normes comptables très
resserrées et maintenant avec une création d’emplois qui
s’annonce bien. Donc, les investisseurs découvrent graduellement
que l’environnement n’est pas aussi incertain qu’ils le craignaient,
et la visibilité du cycle économique pour les prochaines trois,
quatre et cinq années se prolonge très rapidement.

Cette période importante de transition explique d’abord la baisse
des primes de risque sur les actions, les titres obligataires des sociétés,
les marchés émergents, et ensuite l’augmentation des bénéfices
des entreprises, du prix payé pour un dollar de bénéfices,
et finalement le repli des investisseurs des titres à revenu fixe qui
perdent leur valeur refuge.

PSL: Donc si ce processus de transition est bien amorcé,
que peuvent réellement livrer les marchés en termes de rendement
sur les prochaines cinq années?

MJG: Pour répondre à cette question, il faut
réaliser qu’aujourd’hui les taux d’intérêt
sont particulièrement bas et le prix des actions, particulièrement
élevé à cause des développements des dernières
années. La situation actuelle conditionne donc ce que les marchés
peuvent réellement offrir aux investisseurs.

Prenons d’abord les taux d’intérêt à court
terme. Ils s’élèvent à 1,5% aux États-Unis
et 2% au Canada au moment où l’on se parle. Avec la relance économique
bien enclenchée pour les prochaines années, les taux d’intérêt
américains sous la barre de l’inflation représentent de
l’argent gratuit pour les emprunteurs, donc une situation trop expansionniste
pour la stabilité des prix. Il faut s’attendre à une normalisation
des taux d’intérêt à court terme qui amènera
les taux à 4% au cours des 12 à 18 prochains mois. Les titres
de marché monétaire
offriront un rendement d’à peine 3% à 4% sur les cinq prochaines
années.

PSL: Et les obligations à long terme?

MJG: Il faut noter que l’année dernière,
les investisseurs n’exigeaient presque plus de prime de protection contre
l’inflation pour bien vouloir détenir des titres à revenu
fixe de long terme : c’est qu’ils craignaient plutôt la baisse
généralisée des prix. Par conséquent, alors que
plusieurs doutent encore de la reprise économique et des pressions inflationnistes,
le taux d’intérêt moyen sur les obligations à long
terme au Canada n’est que de 4,5%. Avec la reprise de la confiance sur
le cycle, les investisseurs reformuleront progressivement leur attentes sur
l’éventualité qu’à un certain moment, l’inflation
puisse surprendre. Les taux d’intérêt sur les obligations
s’élèveront
donc pour prendre en considération ce risque. Quand les taux d’intérêt
montent, le prix des obligations baisse, et donc le rendement des obligations
sur les cinq prochaines années sera d’environ 4%, sous la barre
de leur coupon.

PSL: Et les marchés boursiers? Comment se comporteront
les actions dans un contexte de hausses de taux d’intérêt?

MJG: Faisons une double analyse : la croissance des bénéfices
des sociétés, à laquelle on ajoute la croissance du prix
que les investisseurs seront prêts à consentir pour s’accaparer
ces bénéfices.

Bien que les analystes des grandes maisons de courtage anticipent une progression
des bénéfices sur le S&P 500 de l’ordre de 11% par année
sur les cinq prochaines années, les bourses nordaméricaines n’ont
pas offert plus de 6% ou 7% en moyenne sur de longues périodes depuis
plus de 75 ans. La forte reprise des bénéfices d’après
récession a déjà été effectuée en
2003-2004, nous revenons maintenant au rythme de croisière, en ligne
avec la croissance nominale de l’économie.

Deuxième volet : Il existe une forte relation entre le prix que les
investisseurs sont prêts à payer pour un dollar de bénéfices
(ratio cours/bénéfice)et le taux d’inflation. Quand l’inflation
est élevée, les entreprises ont plus de difficulté à
s’engager dans des contrats à long terme(comme l’embauche
de personnel, les contrats d’approvisionnement)et à gérer
leurs marges bénéficiaires. Ces profits sont ensuite rongés
par l’inflation. Les
investisseurs ne veulent alors pas payer cher pour ces bénéfices
et les ratios cours/bénéfices sont comprimés. Par
contre, lorsque l’inflation est faible, la visibilité de la rentabilité
des entreprises s’allonge et les taux d’intérêt baissent.
La valeur des actions est donc élevée car elle représente
la valeur présente des bénéfices futurs, escomptés
à des taux plus bas.

À la suite des scandales financiers et à la fuite des investisseurs
des marchés d’actions en 2001 et 2002, les prix payés pour
les bénéfices se sont contractés, mais sont demeurés
généralement élevés du fait du niveau particulièrement
bas de l’inflation et des taux d’intérêt. Avec la reprise
de la confiance et l’allongement
de la visibilité sur le cycle économique, les investisseurs se
rassureront et payeront progressivement plus
cher pour ces bénéfices. Cependant, la normalisation des taux
d’intérêt limitera l’expansion des prix. On doit donc
s’attendre à des rendements de 8% à 9% sur les actions pour
les prochaines cinq années, soit légèrement au-dessus de
la croissance des bénéfices.

PSL: Vous préconisez la méthode des scénarios
pour analyser l’environnement de risque et de rendement avant d’engager
votre stratégie de répartition de l’actif. Partagez avec
nous les scénarios alternatifs que vous suivez.

MJG: Le scénario le plus probable sur les cinq prochaines
années est celui de la reprise durable où les rendements seront
modérés et les actions feront mieux que les obligations et le
marché monétaire.

Mais s’il arrivait une surprise, la source la plus probable de cette
surprise serait l’expansion plus rapide de l’économie. On
devrait alors s’attendre à des hausses de taux d’intérêt
plus importantes, ce qui défavoriserait les obligations davantage et
viendrait poser un défi à l’évaluation des bénéfices
des entreprises.

Le scénario d’essoufflement prématuré de l’économie
en 2005 me semble moins probable, mais si tel était le cas,
le marché obligataire redeviendrait le refuge à préconiser
et les actions connaîtraient une correction importante à un moment
où le potentiel de stimulus fiscal et monétaire dans plusieurs
des économies est amoindri.

PSL: Le mot de la fin.

MJG: Trois conséquences de cet environnement où
les rendements seront positifs mais plus modérés. D’abord,
bien choisir son gestionnaire devient beaucoup plus important aujourd’hui
que lorsque les rendements des marchés boursiers étaient élevés
durant les années 80 et 90, car les marchés à eux seuls
pourraient ne pas fournir aux investisseurs le rendement espéré.

Ensuite, le rôle de la répartition de l’actif devient encore
plus important afin de protéger le capital lorsqu’une
classe d’actif perd de la valeur, mais aussi pour saisir les opportunités
lorsqu’elles se présenteront.

Finalement, tous les efforts pour augmenter le rendement de son portefeuille
seront bien récompensés. Tel
qu’approprié pour chaque situation, il faut considérer inclure
dans son portefeuille de nouvelles sources de valeur
ajoutée. Par exemple, adopter un biais haut rendement à son portefeuille
d’actions, augmenter la pondération en
obligations corporatives au détriment de celles des gouvernements, envisager
de nouvelles catégories d’actif telles que les fonds de couverture,
les actions à plus petite capitalisation, les fiducies de revenu, le
capital de risque ou les placements en pays émergents.

La question demeure comment faire travailler son portefeuille pour qu’il
livre de manière prudente le rendement
attendu dans l’environnement de marché qui se présente aujourd’hui
aux investisseurs.

PSL: Merci.

Un entretien avec Maxime-Jean Gérin, CFA, vice-président, Répartition
globale de l’actif et gestion des devises, Fiera Capital

Rencontré par Pierre Saint-Laurent, CFA, CAIA, président, ActifConseil
Inc.